Le Bistrot de la Halle est fermé depuis le 15 mars 2020, comme tous les bars, restaurants, lieux culturels et de convivialité. Cette situation met en péril beaucoup de structures comme la nôtre mais notre modèle économique collectif devrait tenir le coup en attendant le déconfinement.
Comme beaucoup aujourd’hui, nous subissons, nous obéissons, mais nous ne sommes ni dupes, ni soumises. Comme vous, nous lisons, écoutons, discutons, pensons et espérons. Le 1er mai, nous avons profité de la fête des droits des travailleurs pour exprimer spontanément notre colère et nos envies pour la suite. Nos banderoles[1] sur la façade du bistrot disent cela :
Cette crise, que nous traversons toutes et tous, met plus que jamais en lumière les injustices de nos organisations. Comment ne pas voir aujourd’hui que plus on est utile au fonctionnement de la société moins on est payé ? Comment ne pas prendre conscience que ceux à qui nous déléguons notre pouvoir saccagent les ressources et outils collectifs (nature, santé, éducation, recherche, communication,…) ? Qu’ils supportent les grandes entreprises s’enrichissant par le travail de milliers de monsieur et madame Toutlemonde et ne contribuant pas au trésor commun[2]? Comment ne pas voir que nous sommes solidaires des pertes des actionnaires mais pas de leurs profits[3] ? Comment ne pas être folles de rage face à la candeur cynique de celui qui, alors qu’il l’a méprisé jusque-là, héroïse aujourd’hui le corps médical et ceci sans rendre compte des morts des soignants faute de protection suffisante ; qui parle des 1er mai joyeux et parfois chamailleurs alors que la liberté de manifester s’exerce souvent aujourd’hui au prix de l’intégrité physique et ne constitue en rien une activité pour enfants chamailleurs[4] ? Comment ne pas voir que les dispositifs exceptionnels tels que les Etats d’urgence sanitaire ou terroriste se pérennisent et annihilent l’état de droit[5]. Ces injustices font sourdre aujourd’hui une colère qui s’exprime déjà dans différents mouvements de contestation.
Depuis l’automne 2019, les gilets jaunes dénoncent l’abandon des services publics, les bas salaires des métiers indispensables. Dernièrement, la lutte contre la réforme des retraites refuse un énième grignotage du droit du travail et de la sécurité sociale comme les manifestations des soignants, avant elle, cherchaient à défendre la qualité des soins. Partout dans le monde une action forte des gouvernants est réclamée pour protéger nos écosystèmes. A chaque fois, les mêmes refus : on ne peut rien faire contre la mondialisation, l’économie libérale. Les politiques n’ont pas le pouvoir d’arrêter la course folle au profit d’une minorité. A chaque fois, une répression plus dure comme s’il fallait casser tout espoir qu’une lutte puisse gagner. Or un virus est capable de tout stopper ! La quasi mise à l’arrêt du système au niveau mondial offre l’opportunité d’en imaginer la réinitialisation.
Nous refusons un retour à l’anormal. Nous refusons de faire comme si rien ne s’était passé. Nous refusons de remettre la machine en route. Nous refusons de différer les discussions sur le monde d’après à après jusqu’à oublier. Nous refusons que cette pandémie nous condamne à 20 ans de plans d’austérité. La dette doit être annulée, la répartition de la richesse repensée. Nous refusons de remettre l’urgence climatique à plus tard parce qu’il faudrait sauver l’économie. Nous refusons une société sans liens autres que numériques. Nous refusons de nous laisser diriger par quelques personnes.
Alors nous nous questionnons sur ce que nous pouvons faire, ici, à notre niveau, pour que la communauté que nous formons sur nos territoires ruraux puisse reprendre du pouvoir sur nos vies. Comment peser pour que l’après soit différent et plus juste ? Comment reprendre confiance ensemble ?
Il ne s’agit pas d’attendre le miracle, le miracle c’est nous ! Nous pouvons prendre en charge notre besoin de réassurance en reprenant du pouvoir sur nos modes de vie et d’organisation. Bien avant de s’empresser à retourner à nos habitudes, c’est pour nous le moment de mettre en commun nos ressentis et réflexions et d’élaborer des plans pour l’après. La réouverture des écoles est un des premiers sujets dont on peut s’emparer. Les modalités concrètes du déconfinement ne peuvent être décidées d’en haut sans prise en compte de la spécificité de chaque lieu. La logique d’un pouvoir central et descendant, tant chérie par le gouvernement ces temps-ci, se révèle à l’évidence, inopérante ici. Ce soin laissé aux communes d’organiser le déconfinement des écoles est donc une aubaine en matière de reprise de pouvoir. Malgré cette délégation aux communes il apparait que la rescolarisation est envisagée, au sommet de l’Etat, comme le moyen de faire repartir le système économique en place. Déconseillée, par ailleurs par le conseil scientifique, elle repose aujourd’hui sur le choix des parents. On sait cependant que le chômage partiel ne leur sera accordé qu’à la condition qu’ils puissent justifier d’une impossibilité de scolariser leurs enfants. Probablement, pour nombre d’entre eux, c’est donc un choix qui n’en est pas un. Pour nous, l’école ne devrait pas être la garderie des enfants de travailleurs[6].
Cette question du sens de la rescolarisation mérite d’être débattue par tous ceux que cela concerne (élèves, enseignant-es, parents, personnel municipal accompagnant les enfants, conseils municipaux en place et à venir, transporteurs scolaires, cuisinières). Vivre et faire ensemble est d’autant plus important dans les petites communes rurales qu’elles connaissent des difficultés dans de nombreux domaines mais elles sont aussi de véritables laboratoires du pouvoir d’agir ensemble. Notre micro-unité nous permet de nous rencontrer, de nous connaître, de débattre et d’agir ensemble.
[1] 11 mai : déconfinons notre colère / S’aider et ne pas céder
[2] Contrairement à ce qu’annonçait Bruno Le Maire le 23 avril sur France Info («Il va de soi que si une entreprise a son siège fiscal ou des filiales dans un paradis fiscal, je veux le dire avec beaucoup de force, elle ne pourra pas bénéficier des aides de trésorerie de l'Etat "), la mesure a été retirée de la loi au prétexte "qu'il n'est pas nécessaire de passer par un cadre législatif sur le sujet". En ce moment, on ne peut bien-sûr, qu’avoir confiance en l’exécutif ! Cependant, même si cette mesure avait été adoptée elle n’aurait-eu qu’un effet symbolique puisque, comme le fait remarquer l’ONG Oxfam et d’autres organisations dans un communiqué de presse commun (https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/aucune-aide-a-des-entreprises-dans-les-paradis-fiscaux-un-effet-dannonce/), la liste française des paradis fiscaux est "quasiment vide". A titre d’exemple, on peut se référer à la question portée devant le Sénat par Mme Marie-Noëlle Lienemann et faisant suite à l’enquête de Mediapart sur les « Malta files » montrant que Renault, PSA et Auchan ont économisé 141 millions d'euros d'impôts en localisant leurs activités d'assurance à Malte, asséchant d'autant les recettes fiscales de la France.
[3] Flat tax : mesure phare de la politique fiscale du quinquennat Macron, elle a été mise en place en janvier 2018 et constitue un plafonnement des impôts sur les dividendes et est encore plus avantageuse que la suppression de l’ISF pour les grandes fortunes.
[4] La France a été l’objet de nombreuses critiques au niveau international (par l’ONU à plusieurs reprises, et par le parlement européen) sur l’usage de la violence d’Etat contre les manifestants. En mars 2009, un rapport de l’ONU signalait les restrictions graves au droit de manifester.
https://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=24166&LangID=F&fbclid=IwAR25CwiVaLXPFlj8Glp5iEr2ECmfq_f3gtkMEuKdtMQJqnqy3gGotdOrq74
[5]https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/24/raphael-kempf-il-faut-denoncer-l-etat-d-urgence-sanitaire-pour-ce-qu-il-est-une-loi-scelerate_6034279_3232.html
[6] Ecole vient du grec ancien σχολή, skholế, qui signifie loisir, repos. Nous constituons une société suffisamment luxueuse pour que les enfants ne soient pas considérés comme une force productive. Ce temps de l’école est celui où les enfants ont le loisir de pouvoir acquérir ce que d’autres, avant eux, ont produit pour penser le monde, c’est un temps dégagé des impératifs de production.